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Laetitia rappelle que Kevin a la chance de ne pas travailler le samedi et le dimanche : « Il se rattrape bien. En France, il serait plus souvent à la maison, mais il gagnerait forcément beaucoup moins. »
Pour les enfants, ce n’est pas toujours très simple d’avoir un père frontalier. « En semaine, ils ne le voient pas trop. Nous avons tout juste le temps de manger et de coucher les enfants », confie sa femme. Laetitia est à son compte. Le couple s’arrange pour garder les petits. « La grande source de stress pour moi, c’est quand on m’envoie un message pour me demander à quelle heure j’arrive à la maison, confie Kevin. Si ma femme a une réunion, ça peut se jouer à deux ou trois minutes près. J’arrive, et elle sort aussitôt. »
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Kevin et sa femme n’ont jamais envisagé d’habiter au Luxembourg pour ne pas s’éloigner de leurs proches. « J’aime le Luxembourg, mais à petites doses, sourit-il. Je me sens plus proche de la culture française. Je ne me verrais pas vivre dans un autre pays. » Kevin a déjà pensé à habiter à deux ou trois kilomètres de la frontière, surtout « le matin, quand ça bouchonne un peu », mais le couple a construit à Monneren, et y restera. L’aspect multiculturel du Grand-Duché plaît à Kevin. Il y rencontre surtout des Allemands, et des Britanniques, et parle différentes langues quand c’est possible. « J’ai l’impression qu’au Luxembourg, nous ne sommes pas dans des cases. J’ai bien plus évolué dans ma carrière, alors qu’en France, je serais resté coincé dans la vente », souligne-t-il. Certains Français ne portent pas un regard aussi positif sur les Luxembourgeois. Laurence Molé-Terver, frontalière retraitée de 60 ans, n’appréciait pas leur mentalité.
« J’aime le Luxembourg mais à petites doses. »
Une fois descendu du train, il reste dix minutes de marche à Kevin pour rejoindre son lieu de travail. Il emprunte la passerelle de la gare, et arrive entre 8h15 et 8h30 au bureau. En tout, il aura passé une heure et quart dans les transports. En tant que responsable du support informatique, Kevin se doit d’être au bureau quand la majorité des employés sont présents. Impossible pour lui de travailler en horaires décalés pour fuir les heures de pointe. Dans certains domaines, les entreprises sont obligées d’imposer à leurs employés des horaires décalés. C’est le cas de Jean-Louis Cano, conseiller municipal délégué aux relations transfrontalières à Jœuf (DVG) et Président de la Maison des frontaliers. Il travaille au Luxembourg depuis 25 ans chez Brings, spécialiste de la sécurité, et s’y rend entre 16h et 20h. « Je vais travailler en voiture, donc j’emprunte l’A31, explique-t-il. Mais à cette heure-là, j’évite tout le flux puisque je suis dans le sens inverse. » D’autres, comme Charly, travailleur social au Luxembourg depuis deux ans, sont sur la route bien avant le début des bouchons.
Écouter les explications de Lynda Bouchelaghem, consultante RH chez Securex, en cliquant sur le micro.
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L’entreprise de Kevin est flexible sur les horaires d’arrivée et de départ. « Contrairement à mes emplois précédents, je peux arriver entre 8 heures et 9 heures. Si j’arrive à 8h15, ce n’est pas trop un problème. » Par sécurité, Kevin préfère prendre au plus tard le bus de 8 heures. « Parfois, je cours comme un dératé pour l’avoir. Il faudrait que j’en loupe trois consécutifs pour commencer à être embêté », relativise-t-il. Pour les entreprises, comme chez Securex à Leudelange, mettre en place des horaires flexibles est une manière de faciliter le quotidien des frontaliers, en les déchargeant d’un grand facteur stress. Lynda Bouchelaghem y est consultante ressources humaines et chargée de recrutement, et explique cet aménagement.
L’abonnement du transport en commun revient moins cher à Kevin qu’une place de parking à Luxembourg tous les jours. Il débourse 25 euros par mois, auxquels viennent s'ajouter 110 à 120 euros d’essence chaque mois, à raison d’un plein tous les 10 jours. « Je prends la voiture sur la totalité du trajet uniquement si je commence plus tôt. L’avantage du bus, c’est qu’il a sa voie réservée. On gagne de précieuses minutes. » De Frisange à Luxembourg, il n’y a que dix kilomètres, mais le temps de trajet peut durer trois quarts d’heure comme une heure et vingt minutes. Un nombre conséquent de frontaliers venant de Thionville encombrent l’axe Évrange-Frisange pour se rendre dans la capitale européenne. Dans le bus, qui passe toutes les 15 minutes, Kevin peut écouter de la musique, revoir un dernier dossier, ou même dormir. « Je ne reste pas bêtement dans la voiture à écraser la pédale d’embrayage pour tenter d’avancer », conclut-il.
Écouter les explications de Danielle Franck, chargée des relations publiques au ministère des Transports (Les Verts), en cliquant sur le micro.
Arrivé à Frisange, Kevin délaisse sa voiture sur le parking gratuit P+R pour prendre le bus jusqu’à la gare de Luxembourg-Ville. Difficile de stationner ici, par manque de place. Le Gouvernement du Luxembourg prévoit de doubler les zones de P+R dans les prochaines années comme l’explique Danielle Franck, chargée des relations publiques auprès de François Bausch, ministre luxembourgeois de la Mobilité et des travaux publics (Les Verts).
Pour Vincent Bertrand, géographe à l’Université de Lorraine à Nancy, ce temps de trajet en véhicule est contraint et perdu. En clair, il ne peut pas être utilisé à faire autre chose. Ce que le chercheur propose, c’est l’utilisation de voitures autonomes. Elles auraient pour avantage de réduire la congestion grâce à des distances de sécurité plus faibles sur les grands axes routiers comme l’A31. « Lorsque vous passez en véhicule autonome, vous êtes libre d’aller sur Internet, de préparer vos réunions et vos rendez-vous, de pouvoir commencer à travailler ou tout simplement de vous détendre. On reconquiert du temps », explique-t-il.
Kevin parcourt une quarantaine de kilomètres sinueux pour traverser la frontière jusqu’à Frisange, au Grand-Duché. « Ce sont des petites routes. Cette partie du trajet reste stable. Le plus grand problème, ce serait de croiser un tracteur. Pendant la période hivernale, ça peut être un peu embêtant quand il y a de la neige ou du verglas », confie-t-il.
Les virages se font ressentir, les montées et descentes sont nombreuses. Au loin, quelques habitations, des fermes, des champs et des vallons se distinguent à travers le brouillard. Kevin reste concentré sur le chemin, et jette des regards furtifs sur son tableau de bord. Il est dans les temps. Il râle après une voiture qui n’avance pas très vite, en croise quelques autres jusqu’à Frisange. À l'intersection de la départementale 653, il vérifie son angle mort et signale : « Là, c’est l’axe principal, sur lequel il y a le gros flot de voitures. » Un matin, Kévin a passé une heure et vingt minutes dans sa voiture pour parcourir les deux à trois kilomètres séparant Évrange de Frisange, à cause des feux de circulation qui entraînent une congestion de la voie. « J’ai mis deux ans à comprendre que la petite route devant laquelle je passais tous les jours et qui arrivait quasiment à Frisange menait quelque part et pouvait rejoindre mon itinéraire. » Il passe désormais par les bois pour éviter les bouchons.
Écouter les explications de Julien Gingembre, géographe
à l'Université de Lorraine, en cliquant sur le micro.
Tout compte fait, Kevin s’y retrouve bien et a un réel avantage : celui d’être excentré de l’axe de circulation emprunté par les 100 000 autres Français qui vont travailler chaque jour au Luxembourg. « Je fais un peu plus de kilomètres mais je suis beaucoup moins stressé et fatigué que lorsque j’habitais à Hayange en France et que je prenais l’A30 pour aller travailler à Bertrange, au Luxembourg. Un jour, ça roulait parfaitement et l’autre jour, c’était une vraie calamité pour aller au travail », se souvient-il. Le chercheur Julien Gingembre revient sur l’histoire de l’explosion des mobilités dans le Sillon lorrain.
Écouter le témoignage d’Anne Link, frontalière
luxembourgeoise, en cliquant sur le micro.
La Citröen C3 bleu ciel de Kevin Burger est garée sur le bas-côté de la route, à Monneren, prête à démarrer. Autour de la maison du frontalier, très peu d’habitations. La commune compte un peu moins de 430 habitants. Du lundi au vendredi, Kevin se lève à 5h45 pour quitter son domicile et aller travailler à Luxembourg-Ville. Depuis cinq mois, il est responsable informatique chez Binsfeld, dans le quartier de Bonnevoie. Ce n’est pas la différence de salaire entre la France et le Luxembourg, double, qui a décidé Kevin d'aller travailler au Grand-Duché. En 2010, alors qu'il est assistant manager en France, il a l’opportunité de rejoindre un revendeur Apple luxembourgeois : « Comme j’étais fan de la marque, j’ai accepté », confie-t-il.
Le jeune trentenaire habite dans ce hameau depuis quatre ans avec sa femme, Laetitia, leurs deux enfants et son beau-fils. Comble pour un informaticien : Kevin capte seulement une barre de 3G dans son salon. Les Burger tenaient à « s’installer dans un environnement dans lequel les enfants puissent jouer dehors sans s’inquiéter qu’une voiture arrive, ou autre ». Ils souhaitaient aussi se rapprocher de la famille de Laetitia pour que les grands-parents puissent garder plus facilement les enfants. Comme Kevin, Anne Link, agent de voyage chez HRG, a fait le choix de s'installer à la campagne, à Bertrameix, village meurthe-et-mosellan de moins de 100 habitants.
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des frontaliers.